Enjeu : le pouvoir des villes

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Quand la liseuse Kindle d’Amazon a été commercialisée, les livres électroniques de cette entreprise n’étaient pas compatibles avec les lecteurs d’écran les plus courants, ce qui rendait l’accessibilité difficile pour la communauté malvoyante. Aux États-Unis, la Fédération nationale des aveugles et malvoyants (NFB) a fait campagne pour résoudre cela pendant des années, en vain. Ensuite, en 2015, Amazon a obtenu un contrat de 30 millions de dollars avec le département de l’éducation de la ville de New York pour lancer une boutique de livres électroniques destinée aux enseignants de 1800 établissements scolaires. Les écoles municipales ont retardé le vote final jusqu’à ce qu’Amazon et la NFB trouvent une entente. Depuis, le Kindle possède un lecteur d’écran intégré et Amazon a amélioré l’accessibilité d’un grand nombre de ses produits.

Cet exemple illustre le potentiel énorme dont disposent les villes pour améliorer la santé de l’écosystème d’Internet. Dans ce cas, la victoire a bénéficié aux enfants et aux enseignants de New York, mais également au reste du monde. Lorsque les consommateurs rencontrent des difficultés à persuader les grandes entreprises d’agir d’une façon que celles-ci considèrent contraire à leurs intérêts commerciaux, un contrat d’un million de dollars et un engagement à servir l’intérêt public peuvent aider.

Plus de la moitié de la population mondiale vit aujourd’hui dans les zones urbaines et, d’ici 2050, ce chiffre devrait atteindre 68 %. Les villes concentrent la richesse et le pouvoir dans la plupart des pays, mais c’est également là que se déploient et se testent de nombreuses initiatives technologiques. Les initiatives que nous pouvons considérer comme des décisions locales aujourd’hui revêtiront possiblement une importance mondiale à l’avenir.

Lorsque la Commission fédérale des communications (FCC) des États-Unis a abandonné le principe de neutralité du Net en 2018, des maires se sont rassemblés afin de combiner leur pouvoir d’achat et soutenir les fournisseurs d’accès qui ont continué à la défendre.

« Rien qu’à New York, nous dépensons plus de 600 millions de dollars par année pour fournir des services Internet aux employés de la ville et offrir des services municipaux. Nous avons donc formé une coalition ad hoc, en commençant par huit villes qui se sont engagées à passer des contrats uniquement avec des fournisseurs d’accès haut débit qui respectent les principes de neutralité du Net. Aujourd’hui, cette coalition regroupe plus de 130 villes » indique Max Sevilia, directeur des affaires extérieures du bureau du directeur général de l’informatique de la mairie de New York.

Cette histoire et bien d’autres sont mises en lumière dans une publication intitulée New York City Internet Health Report. Sa créatrice, Meghan McDermott, a adapté le format du Bulletin de santé d’Internet dans le cadre d’un projet de bourse de Mozilla pour étudier, entre autres, comment les villes peuvent défendre les droits numériques en entretenant des relations avec les communautés du secteur de la technologie civique.

« La défense des libertés numériques s’axe sur la façon dont nous envisageons et déployons la technologie dans les villes. L’idée est de reconquérir la dignité et retrouver les objectifs de la technologie en tant que bien public », explique Meghan McDermott, qui a travaillé de nombreuses années à l’intersection de l’éducation et des droits numériques, notamment au poste de directrice stratégique des Hive Learning Networks de Mozilla, une communauté de pairs dédiée à la maîtrise des compétences numériques.

Lorsque des villes déploient Internet et les appareils connectés pour résoudre des problèmes, elles sont généralement qualifiées de « villes intelligentes ». Il s’agit souvent de projets qui visent à améliorer l’efficacité énergétique, les transports ou un certain nombre de services publics. Concrètement, nous pouvons citer en exemple les poubelles munies de capteurs qui indiquent aux services de collecte des déchets lorsqu’il faut les vider ou de parcomètres en mesure d’aider les automobilistes à localiser des places de stationnement libres dans les zones très fréquentées.

Ces projets enthousiasment les responsables municipaux du monde entier et le marché mondial des technologies utilisées pour rendre les villes « intelligentes », en constante croissance, pèse des centaines de milliards de dollars. Toutefois, ce secteur se caractérise par la forte influence des intérêts commerciaux et des idéologies techno-utopiques, où les taxis volants et les hélicoptères autonomes finissent par être considérés comme une solution aux embouteillages, même s’ils ne résoudront probablement rien pour la population qui dépend des transports publics.

Les critiques les plus sévères affirment que le battage médiatique autour des initiatives de « villes intelligentes » a donné lieu à des investissements massifs dans ce qui constitue essentiellement une technologie de surveillance, sous le couvert du progrès technologique. Les villes riches en ressources comme les plus pauvres ont installé des caméras, des capteurs, des microphones et passé de faramineux contrats pluriannuels avec des entreprises aux pratiques douteuses en matière de traitement des données. De cette façon, et avec peu de considération pour la confidentialité des données, Internet s’est frayé un chemin dans les villes du monde entier, pour le meilleur ou pour le pire.

Certains considèrent la situation comme une opportunité de repenser entièrement la manière dont les villes collectent des données sur les quartiers pour améliorer leurs services, alors que d’autres y voient un manque de transparence et la recette d’un désastre en matière de droits civils provoqué par les intérêts des entreprises. Là où certains voient des lampadaires LED écoénergétiques qui aident à recueillir des données sur les piétons à l’aide de caméras, d’autres voient un filet de surveillance empiéter sur la liberté dans l’espace public et mettre en danger les populations vulnérables. Certains choix, réalisés en amont, au début du projet, participeraient à minimiser les risques d’abus. Par exemple, il appartient de s’interroger pour savoir quand un capteur thermique représenterait une meilleure solution qu’une caméra pour recueillir des données sur une foule de personnes ?

Les défenseurs des droits numériques sont considérés comme des ennemis du progrès dans de telles réflexions, alors qu’ils soulignent simplement une divergence d’opinion fondamentale sur les intérêts que la technologie devrait servir, sur la façon de faire germer l’innovation sociale et sur les données qui devraient être utilisées (ou non) dans l’intérêt public.

Prenons l’exemple des capteurs électroniques dans les conteneurs de poubelles. Pour certains, ils illustrent parfaitement la manière dont la technologie peut participer à amélioration de l’efficacité du fonctionnement des villes. Pour d’autres, comme Tamas Erkelens, directeur du programme d’innovation en matière de données à la mairie d’Amsterdam, cela traduit une démarche inefficace qui caractérise de nombreuses innovations dont l’objectif consiste à rendre les villes « intelligentes ».

« Nous n’aurions pas besoin de capteurs dans toutes les poubelles si les villes disposaient des données Google Map pour visualiser l’emplacement de foules », explique Tamas Erkelens. « Les lieux où les gens se réunissent représentent de bons indicateurs et correspondent généralement aux endroits où se trouvent le plus de déchets. Ainsi, nous pourrions utiliser des capteurs uniquement pour entraîner les modèles, sans créer davantage de données au moyen de machines qui contiennent des batteries qu’il est nécessaire de remplacer », déclare-t-il.

Nombre d’administrations municipales et de défenseurs des données ouvertes du monde entier envient les masses de données détenues par des sociétés telles que Google, Uber, Apple et Airbnb qui pourraient les aider à comprendre des questions cruciales relatives au trafic, au logement et à l’emploi. En 2018, l’Open Data Institute du Royaume-Uni a publié un rapport qui mentionne que les entreprises de données cartographiques devraient être tenues de partager les données géospatiales avec leurs concurrents et le secteur public afin d’empêcher la formation de « monopoles de données » et de créer de meilleures perspectives d’innovation.

Certaines entreprises, dont Uber, partagent des données agrégées avec les urbanistes. De plus, les villes deviennent plus intelligentes en matière de demandes, telles que le partage de données sur l’utilisation de scooters électriques, comme condition préalable à l’octroi de contrats. Barcelone fait partie des rares villes qui fonctionnent selon le principe qui veut que toutes les données collectées dans le cadre d’une mission relevant de l’administration locale dans l’espace public doivent être disponibles sur une plateforme commune. M. Erkelens indique qu’Amsterdam utilise son budget annuel d’octroi de contrats, soit 2,1 milliards d’euros, également dans le but de promouvoir des conditions favorables au respect de la confidentialité des données. Il ajoute que Barcelone et Amsterdam expérimentent avec des partenaires de l’Union européenne pour développer de nouvelles technologies qui offrent aux citoyens un contrôle plus direct sur leurs propres données.

Lors du Smart Cities Expo World Congress à Barcelone en novembre 2018, les directeurs généraux de la technologie d’Amsterdam, de Barcelone et de New York ont lancé ensemble la Cities Coalition for Digital Rights en partenariat avec ONU-Habitat, un programme des Nations Unies pour soutenir le développement urbain. Les villes qui se joignent à la coalition s’entendent sur une charte de cinq principes, centrés sur le respect de la vie privée et des droits humains relatifs à l’utilisation de l’Internet. Ils se sont engagés à ce que 100 villes y adhèrent en 100 jours (avant le mois de juillet prochain) et 35 villes l’ont déjà fait. Les déclarations ne s’inscrivent pas dans le marbre, mais ces villes visent à semer les graines d’un mouvement au sein duquel les municipalités revendiqueront haut et fort les droits numériques. Grâce à la collaboration et à l’établissement de pratiques exemplaires, elles tenteront de remporter la course contre le progrès technologique qui ne s’axe pas sur les principes de dignité humaine et d’inclusion.

Malgré les ambitieuses prises de position adoptées à New York, à Barcelone et à Amsterdam, les employés qui luttent pour les droits numériques à l’échelle des municipalités décrivent une bataille difficile pour amorcer un changement culturel au sein de vastes institutions, parfois conservatrices, qui comprennent de multiples agences et présentent des intérêts divergents. L’élaboration de politiques et de procédures qui permettent à toutes les agences de prendre de meilleures décisions en matière de protection de la vie privée, de données et de transparence (et de donner accès à des éléments clés de leur travail) constitue une part fondamentale du défi à relever.

C’est à ce niveau que les communautés du secteur de la technologie civique ont prospéré dans d’innombrables villes. Les initiatives qui regroupent des start-up d’utilité publique, des étudiants du secteur technique, des fonctionnaires et des citoyens engagés visent à développer de manière collaborative des solutions informatiques pour réinventer la démocratie dans le but de rendre les villes plus sensibles aux besoins de leurs résidents. Ils travaillent de l’intérieur avec des partenaires volontaires et de l’extérieur par le biais de groupes de pression, de travaux de recherches et de prototypes qui réimaginent comment des systèmes plus réactifs pourraient fonctionner.

Les villes du monde entier occupent une place privilégiée dans la prise de décisions qui affectent la santé de l’Internet pour tous. Au niveau local, aussi bien dans les communautés rurales qu’urbaines, les citoyens ont la possibilité de s’engager civiquement en faveur d’Internet, de façon plus directe qu’au niveau national. Nous devrions saisir toutes les occasions d’influencer l’utilisation de la technologie dans nos propres collectivités et encourager les élus à devenir des experts de la défense des droits numériques. Plus nous sommes engagés localement, plus les villes seront habilitées à s’opposer aux politiques d’Internet nationales ou internationales lorsque ces dernières vont à l’encontre des intérêts de la population.

Pour les villes, l’objectif consiste à adopter consciemment des outils numériques qui véhiculent les valeurs de diversité, d’inclusion et d’équité qu’elles défendent, plutôt que de suivre la dernière tendance de « ville intelligente ».

Quand il a aidé à faciliter les conversations entre Amazon et la Fédération nationale des aveugles et malvoyants au sujet des livres électroniques, à New York, Walei Sabry travaillait à l’office pour les personnes en situation de handicap de la mairie. Depuis, il est également devenu le premier coordonnateur officiel de l’accessibilité numérique pour la ville de New York. Au sujet des « villes intelligentes », il déclare que « ces initiatives peuvent s’avérer un succès ou un échec, selon les acteurs impliqués. Les personnes en situation de handicap doivent participer à toutes les étapes du processus, parce que ce qui fonctionne améliore les produits pour tous ».

Qu’a réalisé votre ville pour améliorer les droits numériques pour tous ?

  1. Anonymous

    Comme l' a montré le mouvement des gilets jaunes en France, il n'y en a que pour les villes et les villages se sentent délaissés ! Et pourtant il y a un ordinateur dans chaque maison et chaque ferme. Là où les commerces se font rares, les gens apprécient de pouvoir faire leurs courses à distance. Grace au télétravail,de plus en plus de cadres viennent s'installer à la campagne.
    Attention à ne pas rejeter les campagnes en voulant valoriser les villes...
    Mozilla jouit d'une bonne image.Attention à ne pas l'affaiblir en ostratisant certaines catégories.

    Jacky JOCCOTTON, photographe habitant la campagne et passant plusieurs heures par jour à traiter ses photos et faire des recherches sur internet.